générique  
 
REALISATION, SCENARIO
Tran Anh Hung

MONTAGE
Michel Bouchot

DUREE
21 minutes
CHEFS OPERATEURS
Marcel Stepanoff et Frédéric Beaugendre
INTERPRETES

Yên-Khê Luguern (La femme)
Lâm Le (L'homme)
Marine Xuân Le Luong (L'enfant)
SON
Jérôme Tailhades et Patrick Pinzelli
DECORS
Jimmy Vansteenkiste et Sandrine Canaux
PRODUCTEURS
Christophe Rossignon

NATIONALITE
Française (1991)
CADREUR
Robert Tizio
PRODUCTION
Lazennec Tout Court, La Sept et CNC
SUPPORT
35 mm
 
last - 09/09/02

multimédias    
Interview du réalisateur
Photographies (3)
last - 09/09/02

liens    
Filmographie sur Allociné
Internet Movie Database
last -09/09/02

La Pierre De L'Attente - un film de Tran Anh Hung - ::frédéric flament::
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Le port de l'angoisse
 
Eurydice. Dans son second court métrage qui préludera à son chef d'œuvre primé à Cannes ou aux Oscars, L'Odeur De La Papaye Verte, Tran Anh Hung décide comme dans son film de fin d'études (La Femme Mariée De Nam Xuong) de transfigurer une vielle légende vietnamienne par un subtil prisme, imaginaire et esthète. Ce conte relate l'histoire d'un marin-pêcheur qui découvrit que sa femme n'était autre que sa sœur (qu'il croyait morte depuis longtemps), à la suite de quoi il prit la mer pour ne jamais revenir. Son épouse et son fils se mirent alors à guetter inlassablement son retour sur une falaise surplombant les vagues. Les Dieux compatissants décidèrent dans leur infinie miséricorde de les figer pour l'éternité sous la forme d'un rocher. Depuis lors, on nomme ce bloc "la pierre de l'attente". Dans un camp pour boat people situé en Indonésie, un homme et une femme, tous deux vietnamiens, se rencontrent et se lient rapidement d'amitié. Ils vont s'entraider dans l'adversité et le deuil familial. Quelques années plus tard, nous les retrouvons en couple et parents d'un bébé dans un appartement modeste et austère du quartier des Olympiades dans le XIIIème arrondissement parisien. Ils vivent une existence sereine et parfaitement cadencée autour du travail du père de famille. Pourtant ce contexte va voler en éclat lorsque le mari découvre une cicatrice sur le cuir chevelu de sa femme. La réalité est trop éprouvante et violente pour qu'il puisse demeurer ou parler à celle qui partage sa couche. Frappé de stupeur, il quitte immédiatement son domicile : sa femme n'est autre que sa sœur, qu'il croyait morte depuis longtemps.
 
Aridité. D'emblée, nous sommes frappés par la rigueur et la profusion de cadres extrêmement léchés qui servent pleinement le récit en accentuant l'exiguïté du lieu et sa position immuable au fil du temps. Il faut voir la virtuosité avec laquelle le cinéaste joue des angles, des diagonales, des horizontales mais surtout des verticales (la superbe image de la mère tenant l'enfant à côté d'une plante droite et famélique mais aussi cette contre-plongée envoûtante sur l'esplanade, port figé dans la pierre et sur lequel les flux urbains viennent déposer et prendre les hommes à chaque marée). Ce travail et cette rigueur d'artiste (chaque détail n'a rien d'ostentatoire), il l'injecte dans tous les éléments du film, des décors au bord du dénuement – les murs tapissés et blancs restant désespérément inhabités et secs, seul un calendrier y trouve sa place, retenu par un unique clou ou punaise – au mobilier spartiate, simple cache-misère (le portemanteau, le repose-biberon, les casseroles, les quatre chaises…) pour un lieu dont on ne sait s'il abhorre l'excitation de la vie où s'il l'attend fébrilement et frénétiquement. Au sein de ce donjon opiacé, le silence et l'ennui ont insidieusement élu domicile. Peu à peu, les corps flasques, presque vaporeux, de la mère et de l'enfant semblent s'être vidés de leur essence, de leur eau. En effet, dans cet environnement lunaire et désertique – cet enfer urbain – tout est dessèchement, la nouvelle pousse de la plante s'atrophie, les larmes de la jeune femme l'affaiblissent, le niveau du biberon chute, comme si le temps qui passe, merveilleusement représenté par les gouttes d'eau s'échappant irrémédiablement du robinet, s'appropriait la forme des individus piégés dans la cité. Ainsi alors que l'écoulement du temps ne cesse de se faire plus organique et oppressant – presque palpable – les êtres sont transmués en choses, bonnes à se flétrir ou à nourrir par leurs chairs ou leur os quelques animaux affamés. Privés d'eau, de ces vagues qui ouvrent et ferment l'œuvre, le cycle est interrompu et lentement les personnages disparaissent, perdent leur humanité, se retrouvant représentés par une simple chaise – immobile et figée sans le concours d'un quelconque adjuvant temporel ou physique – tout aussi commune et blanche que les murs. Nous errons avec l'héroïne dans un cimetière confiné et putréfié fait d'objets élancés, filiformes et décharnés (le portemanteau, la plante ou la casserole), des corps qui jadis s'adonnaient aux plaisirs de l'existence et qui sont aujourd'hui statufiés. Ils sont autant juges hiératiques, impassibles et malveillants, qu'infranchissables frontières, reflets de leur vacuité.
 
Comme un végétal ralentit son métabolisme en hiver, la femme et l'enfant, à la limite de l'asphyxie, se recroquevillent l'un sur l'autre (ils gardent leurs forces pour le retour du père et délaient leurs notions de temps pour que ce moment magique et fugace puisse durer une éternité). Pour eux l'extérieur n'existe plus, n'a pas de consistance propre, juste cette esplanade, ce parvis froid et sec – dû à une architecture baroque et dénuée de sensibilité – il n'y a rien à espérer. Dès lors les bribes de l'extérieur leur parviennent sur fonds noirs, en voix off, avec une fulgurance et une fugacité désarmante (le mari conversera un court instant par téléphone). Ils ne se meuvent plus à la même vitesse, n'ont plus de prise sur le monde, et donc sur leurs corps, ils dépérissent. Lorsque après le coup de fil de son compagnon la femme s'évanouit dans une attitude béate et vaporeuse, son temps semble dilaté par rapport au notre, comme si elle flottait sur un sol
où elle ne possédait plus d'attaches. Durant la nuit interminable qui s'ensuit, le vent anone dans la torpeur obscure le destin de l'homme exilé, retourné au pays. Quelques heures dans l'appartement équivalent donc à plusieurs jours au dehors. Cette maladie du mal-être semble tuer cette femme à petit feu, une angoisse qui peu à peu contamine son quotidien (une sorte de drogue). Ce temps assassin, bourreau de son existence, qui, d'abord rétif, se métamorphose indiciblement en persécuteur, prenant ses aises en l'absence du mari. De simple limitation immuable et imparable, il se fait supplice aliénant, démiurge et geôlier pervers. Les gouttes tombent toujours inéluctablement au fond de l'évier mais contrairement à la première séquence de l'appartement, cette fois nous prenons le temps d'observer les répercussions de ce temps qui passe, par les miroitements de l'eau sur les carreaux de faïence recouvrant les murs de la cuisine, comme les échos d'une onde qui emporte avec elle un fragment toujours plus dense d'espoir et d'âme. Une vague destructrice qui étiole et érode.
 
Cauchemar carcéral. Une seconde lecture ontologique du court métrage réside dans la dénonciation de la condition féminine asservie et aliénée par une société ou une culture qui abjure ses appétences ou aspirations. Dans cette prison aux murs immaculés et gaufrés – déjà une chape de granit qui l'entoure ? Si elle se trouvait depuis longtemps dans la gueule béante et bétonnée de cette pierre de l'attente – la mère est condamnée à une vie monacale et à l'attente vespérale du retour du maître de maison. Une geôle immobile entourée de murs froids et d'un vent soufflant, ritournelle plaintive et lancinante qui la prive de la rumeur du monde (à ce titre la comparaison avec le camp est frappante, puisque les cloisons aux lattes disjointes étaient perméables aux rires des enfants et aux multiples voix de ses compagnons d'infortune). En l'occurrence, le cinéaste nous dépeint une femme en retrait de son mari, dépendant de lui pour la langue ou son cycle de vie. C'est lui qui l'aspire dans son sillage lors de ses effractions sporadiques dans le foyer cotonneux et inerte, avant son passage, elle l'attend, après son départ aussi. Il n'y a que lorsqu'il est là que le mobilier est usité (les chaises, apologues des caractères et des maigres échanges du repas) que les ustensiles de cuisine s'agitent et que le robinet laisse enfin s'échapper un flot puissant. Par-là, il est le seul à endiguer la sclérose neurasthénique qui frappe, à chaque seconde davantage, ce quotidien malade d'une femme désœuvrée et incapable de par les barrières précitées de
s'acclimater à une vie occidentale. A l'instar de cette pousse vivant dans l'ombre de la plante grimpante, elle tente vainement de subsister et d'être inondée de soleil. L'homme, dont le cœur nous apparaît battre sur un tempo différent de son épouse, serait un terne marionnettiste qui dirigerait ses proches dans une pathétique et futile pantomime. La fenêtre, unique meurtrière de cette oubliette, symbolise le maître de maison, lucarne sur un monde étrange, contradictoire pour un être servile et effacé : chimère de liberté ou d'indépendance mais chamboulement irrévocable et inexorable vers un inconnu, l'autre et donc lui-même. Nous avons évoqué la chosification des êtres et les trophées émaillant l'appartement, qui peuvent tout aussi bien rendre compte de la morbidité inhérente à une jouissance sexuelle qui ne concerne plus que les corps. Où sont l'amour et la délicatesse dans la manière dont le mari manipule la tête de son épouse, lui relevant les cheveux avec nonchalance et dédain ? La sensualité a déserté (surtout à la lumière d'une scène de Cyclo, qui voit un homme laver les cheveux de l'égérie – la femme – du cinéaste, l'eau coulant avec volupté et langueur sur ses tempes fines). Vient l'enfant, ultime amarre et monstre vorace, celui qui frustre et la place dans un statut incoercible de mère au foyer. Une naissance paradoxale, tout en créant une vie, elle en annihile une autre. Mais comme le souligne une réplique en début de récit "Il faut se résigner". Cette femme périclite dans la maladie et la folie. Le climat n'en devient que plus tendu, entre travellings saccadés et lents sur son visage, raies de lumières qui frôlent son profil et son regard perdu sur un côté du lit désespérément vide (d'ailleurs cette scène donne lieu à un splendide contretemps qui dit toute la disparité qui plombe le couple, l'homme regarde sa compagne dormir avec insistance, il sort puis celle-ci se réveille et observe contrite l'emplacement encore chaud). Ces jeux de lumière ou mouvements de caméra (gros plan sur le biberon) auxquels s'ajoute une bande-son entachée de souffle accentuent la détresse de la mère et son impossibilité à exprimer un quelconque sentiment. Soumise et impassible, le souvenir cruel de la phrase de sa génitrice "tu ne seras pas une putain" ne sera intensifié dans sa dramaturgie que par le brusque changement d'éclairage sur le visage de l'endormie, son profil se retrouve dans le noir pour retranscrire sa part d'ombre ou paradoxalement de lumière. Qui sait si elle n'a pas contracté une maladie qu'elle paie aujourd'hui ? Ce n'est pas qu'elle soit fondamentalement dépressive ou désincarnée, ni même inerte, mais mortifère, privée de l'opportunité de s'épanouir, elle ne formule aucun reproche, elle se laisse simplement emporter sans volonté ou espoir de retour. Et ainsi, prostrée et lovée dans une stase morbide et vaine, un état de déréliction lénifiant, elle projette tous ses sens vers un unique but, la même espérance qui régit son existence depuis des années, surprendre l'ombre éphémère et facétieuse de son astre, voir le loquet d'une porte entrouverte se mettre sensuellement en branle. Victime de l'engeance familiale aux confins d'une cité perdue et hostile, elle retourne apathiquement à ses instincts, privée de dialectique et confinée entre les quatre éléments (l'eau symbole par excellence, le feu pour la cuisinière à gaz, la terre pour l'assise nourricière et utérine de la plante rachitique et enfin l'air par le vent ou cette toux persistante et sourde). Dans cette "mort", cette déliquescence où le corps se désagrège et s'efface, il n'est point de repos, juste une spirale éternelle et infernale de souffrance, condamnée à la redondance. Qu'importe alors de chanter dans un cube autarcique, un bunker fait de pesanteur, si dans la vacuité personne ne distingue votre voix ? Voilà le paradigme du cinéma de Tran Anh Hung, fuir le réalisme en le transfigurant et en l'exacerbant. 
 
 
 
frédéric flament